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l'Ordre des Trincardins

Publié le par J. P. Bouyer

La Société

Le Tuileur général de la Francmaçonnerie de Ragon cite (p. 341) l'Ordre des Trancardins parmi les 26 ordres androgynes qu'il a recensés.

Parmi les nombreuses sociétés androgynes qui se sont développées en France au XVIIe et surtout au XVIIIe avec des structures rappelant celles de la maçonnerie, celle des Tricardins (ou Trincardins ou Trancardins) témoigne de l'évolution de la sociabilité à cette période.

Dans le tome 2 de son célèbre livre Les sociétés badines, bachiques, littéraires et chantantes, leur histoire et leurs travaux, Dinaux en dit ceci (p. 247) :

TRINCARDINE (Société). Réunion épicurienne qui existait à Coulommiers vers le commencement du règne de Louis XV. On donnait aux récipiendaires des lettres ou diplômes en latin.

La Société avait son propre système de datation, le comput tricardin qui a Noé pour point de départ ; le décalage était de 3744 ans (au lieu des 4000 ou 4004 habituellement en vigueur dans la plupart des calendriers maçonniques).

On sait en fait peu de choses de cette Société (sinon qu'elle avait la réputation d'être toujours joyeuse et altérée), mais elle présente la particularité d'avoir rédigé ses statuts ... sous forme de couplets.

Les Statuts (en chanson)

On trouve en effet dans divers ouvrages, entre 1719 et 1740, sous le titre par exemple de statuts des philosophes de belle humeur dits les Trancardins, diverses versions comprenant chacune une série de couplets (entre 7 et 20). Ces couplets se recoupent souvent d'une édition à l'autre, même si chacun connaît quelques variations de forme.

Voici par exemple la première page d'une de ces éditions, parue en 1722 dans le Mercure :

J'ai identifié 28 différents de ces couplets : les voici :

1.

Celui qui veut être compté
Dans notre confraternité
Ne sera ni fou, ni trop sage
Dans le milieu la vertu gît.
Un spirituel badinage
Produit la joie et la nourrit.

2.

Point de pédants c’est une race
Qui décide avec trop d'audace
Dont tout le monde est révolté.
Si quelqu’un en usait de même
Au fond de l’Université
Envoyons-le dicter un thème.

3.

Item, excluons pour jamais
Tous railleurs, tous esprits mal faits,
Ces gens à langue envenimée.
Nous ne voulons point de ce sel,
Dont la pointe, de fiel trempée,
Porte à l’honneur un coup mortel.

4.

Nous admettons la raillerie,
Quand l’heureuse et vive saillie
En assaisonne l’agrément.
Nous chérissons le sel attique
Qui nous corrige en badinant,
Et qui flatte plus qu’il ne pique.

5.

Point de misanthrope entre nous,
C’est genre semblable au hibou,
Qui vit comme bête farouche :
De fiel le grondeur se nourrit ;
Soit qu’il se lève ou qu’il se couche
Dans son âme il est toujours nuit.

6.

Les confrères seront affables,
Doux, courtois, humains, sociables,
Polis, complaisants, sans fadeur.
Que d’égards chacun se prévienne ;
Qu’en eux revive la candeur
Avec l’urbanité romaine.

7.

Dans la dispute point d’aigreur,
Dans les manières point d’humeur,
Dans le jeu point de pétulance
Ces défauts, à l’excès portés,
Quoique légers en apparence,
Détruisent les sociétés.

8.

Ne disputer que pour s'instruire,
Savoir a propos se dédire,
Être au jeu désintéressés ;
Ce sont d'aimables caractères ,
Qui doivent se trouver tracés
Dans les cœurs de tous les confrères.

9.

Le convive, à table placé,
Aura l’esprit débarrassé
Des soins qui traversent la vie.
Point de ces hommes inquiets,
Dont la tête est toujours remplie
De mille frivoles projets.

10.

On ne forcera point à boire
Le sage ne met point sa gloire
A s'éloigner de la raison.
La pinte de vin est permise
Notre auteur est le vieux Caton ;
Rien de trop est notre devise.

11.

Parmi nos tranquilles plaisirs.
Que de ses amoureux désirs
Nul ne vienne mêler la plainte
Fermons l’entrée au noir souci
Aux genoux de la fière Aminthe
 Qu’on laisse l’amoureux transi.

12.

Point d’âmes mesquines ni basses,
Point de ces avarices crasses
Qui font honte à l’humanité.
Si nos fortunes sont bornées,
C’est dans la médiocrité
Que brillent les âmes bien nées.

13.

Comme toute société
Sans une pleine liberté,
N'est qu'une ombre qui se dissipe,
Nous statuons tous de concert
Comme un fondamental principe,
De ne parler qu’à cœur ouvert.

14.

Point de confrère impénétrable,
Que l’épanchement de la table
N’excite jamais à s’ouvrir ;
Une excessive retenue
De nos repas doit se bannir :
Le parleur en chiffre nous tue.

15.

Entre nous jamais de débat
Sur les affaires de L’État ;
Tel sur cette matière brille,
Qui, pour son indiscrétion,
De son repas à la Bastille
Va faire la digestion.

16.

Il est mille bons mots pour rire,
Qu’en sûreté nous pouvons dire,
Et qui serviront d’entretien.
Mais l’abrégé de la prudence,
C’est de savoir ne dire rien
Dont on craigne la conséquence.

17.

Pour en revenir aux bons mots
Nous ne les dirons qu’à huis clos
Sans que d’autres en puissent rire.
Les plus innocents tours d’esprit
Sont toujours sitôt qu’ils transpirent
Avec malignité redits.

18.

Gardons entre le molinisme
Et le scrupuleux jansénisme
Une exacte neutralité.
Partout la grâce est un mystère,
Respectons-en l’obscurité
De quelque façon qu’elle opère.

19.

Sur la bulle Unigenitus
Entre les confrères motus ;
Sur nous ne donnons point à mordre.
Le pape est infaillible ou non,
Mais le clergé de second ordre
Ne saurait faire le canon.

20.

Trancardines et trancardins,
Gens gracieux, esprits badins,
Vous qui professez l’allégresse,
Prêtez l’oreille à ma leçon
Et loin de l’austère sagesse
Cherchons à placer la raison.

21.

Franchise et droiture de cœur
Est notre premier point d’honneur.
Quiconque vient demander place
Dans l’aimable société
Doit porter écrit sur sa face :
C’est l’ami de la vérité.

22.

Qu’un trancardin soit bon ami,
Qu’il n’écoute pas à demi
Les cris qui lui frappent l’oreille,
Il faut qu’au moindre qui va là ?
Son amitié se réveille
Et dise aussitôt : me voilà.

23.

Chez nous la confraternité
Est la plus noble qualité
Qui nous distingue du vulgaire.
Malheur aux cœurs ambitieux
Qui croient s’ils traitent un autre en frère
Se retrancher quelques aïeux.

24.

Si nos discours les plus plaisants
Renferment des traits médisants,
Qu’il soient déclarés insipides,
Proscrivons-les dès aujourd’hui
De gloire soyons tous avides,
Mais non pas de celle d’autrui.

25.

Qu’aucun de nos frères ou sœurs
N’éprouve de vives ardeurs,
Mais qu’un innocent badinage
Fasse notre félicité.
Trop d’amour est un esclavage
Et nous aimons la liberté.

26.

Gardons, entre le Chirurgiste
Et le savant Lytotomiste,
Une exacte neutralité ;
Pour tous le mal est un mystère ,
Respectons-en l'obscurité,
De quelque façon qu'ils opèrent.

27.

Sur le Docte Hypocratus,
Entre les Confrères, motus,
Sur nous ne donnons point à mordre,
Qu'il dise oüy, ou dise non,
Car l'Assemblée du second Ordre
Ne peut faire opération.

28.

Ainsi fut par nous arrêté :
De toute la société
C’est le résultat unanime ;
Tout postulant sera proscrit
S’il est ici quelque maxime
A laquelle il n’ait pas souscrit.

On notera que :

- le couple de sizains 26 et 27 constitue une alternative au couple 18-19 (dans aucune édition, on ne trouve à la fois ces deux couples) ; dans ces couplets, Lytotomiste (lithotomiste) concerne l'opération consistant à extraire un calcul après l'avoir sectionné avec un lithotome. Il semble qu'il soit fait ici allusion à un débat (remontant semble-t-il à Hippocrate) entre médecins sur la manière d'opérer les calculs ? (on peut voir plus bas comment Marin Marais a exploité cette veine).

- sur le débat entre molinisme et jansénisme mentionné au couplet 18, voir ici

- la bulle de Clément XI Unigenitus dei Filius mentionnée au couplet 19 est celle condamnant en 1713 les doctrines du jansénisme.

- les différentes versions renseignent divers airs, parmi lesquels les plus souvent cités sont ceux des Rochellois, de la Rochelle, de Beauté plus friande qu'un chat, ou du Prévôt des marchands, airs qui sont en fait tous équivalents à celui donné par la Clé du Caveau sous le n° 763.

Une philosophie de la sociabilité

On peut regrouper ces textes selon quelques axes :

- critères de recrutement : il faut (couplet 1) n'être ni fou, ni trop sage, ni (c. 2) pédant, ni (c. 5) misanthope, ni (c. 12) mesquin. On peut être railleur, sauf si c' est (c. 3) fielleusement, mais bien (c. 4) si c'est en badinant. Ces critères sont impératifs, puisque (c. 26) il faut y souscrire pour être admis dans la Société.

- règles de comportement : tout au contraire, il conviendra (c. 6) de faire preuve d'urbanité en se montrant affable, doux, courtois, humain, sociable, poli, complaisant, sans fadeur et plein d'égards.

- l'art de la conversation : c'est autour d'une table que se déroulent les réunions (dont rien n'indique qu'elles impliquent un rituel particulier, comme c'est le cas dans les réunions maçonniques), qui semblent centrées sur l'art de la conversation : on discute (ou dispute, mais - cfr couplet 7 - sans aigreur ni humeur) de tous sujets plaisants (avec cependant, comme nous le verrons, quelques restrictions) ; le but de la conversation est de s'instruire (c. 8) sous le signe de la raison (c. 20) - qui implique qu'on soit capable de se laisser convaincre et donc (c. 8) de se dédire -, mais dans une ambiance détendue qui reste loin de l’austère sagesse ; et il faut qu'une telle conversation, plutôt que de se limiter à de superficiels propos de salon, soit (c. 21) franche et droite, sans (c. 14) excessive retenue mais (c. 13) à coeur ouvert puisqu'il est fondamental que le débat soit libre.

- les exclusions de la conversation : on évitera soigneusement tout ce qui pourrait gâter, ou mettre en péril, le charme et l'agrément de la conversation ; par exemple, on évitera (c. 24) toute médisance ; les relations avec l'autre sexe ne dépasseront pas (c. 25) le stade de l'innocent badinage ; et (c. 16 et 17) on maniera l'ironie avec prudence ; on évitera aussi d'embarrasser les autres (c. 9 et 11) avec ses soucis personnels. Mais surtout, on évitera les sujets qui fâchent : ni politique (c. 15 ; mais c'est seulement pour des raisons de prudence, et non de principe), ni religion (c. 18 et 19) ; dans quelques cas, l'exclusion du débat sur la religion est remplacée, dans des termes très voisins, par l'exclusion d'un débat sur la médecine (c. 26 et 27).

- l'égalité : comme la maçonnerie y insistera, la confraternité est (c. 23) la condition nécessaire pour l'harmonie des relations, et elle ne serait pas possible si quelqu'un prétendait se prévaloir de son rang ou de ses quartiers de noblesse pour refuser de traiter un autre en frère (les membres de la Société se qualifient de frères et de sœurs). Cette amitié implique même (c. 22) un devoir d'assistance. Et (c. 13) la liberté (de parole) est tout aussi nécessaire.

- la modération : si la chanson maçonnique - à l'occasion des Santés - encourage toujours à boire, tout en précisant à chaque fois que ce doit être avec modération, ici (c. 10) on se montre encore plus sage en précisant qu'on ne forcera point à boire.

 

Il est évidemment intéressant de comparer ces critères et ces normes de comportement avec les usages qui seront adoptés par la maçonnerie. On voit qu'ils en sont fort proches, cependant que la vraie différence porte sur le champ d'activités.

On compare souvent à la maçonnerie les nombreuses sociétés (souvent mixtes) qui se sont développées en France au XVIIIe (et déjà au XVIIe). Il est bien évident que certaines (comme l'Ordre de la Félicité, qui se présente d'ailleurs lui-même comme un rival de la maçonnerie) sont directement inspirées de la maçonnerie (et d'ailleurs souvent animées par des maçons).

Mais ce n'est évidemment pas le cas de celle-ci, dont les statuts font déjà l'objet d'une publication en 1719, c'est-à-dire à un moment où la maçonnerie anglaise en est à ses premiers balbutiements et est encore loin de traverser la Manche.

Ce serait donc à mon avis une erreur de considérer, comme le font certains, que l'invention de la maçonnerie a généré au XVIIIe siècle une nouvelle sociabilité ; je pense plutôt que c'est le besoin et la recherche, à cette époque, d'une nouvelle sociabilité qui explique la création de tant de sociétés diverses, expérimentant des formes nouvelles de sociabilité, et qui explique en particulier le succès de la maçonnerie, qui en présentait une version particulièrement séduisante et idoine.

Le document ci-dessous met particulièrement en évidence à quel point était ressenti, à cette époque, ce besoin d'une sociabilité nouvelle. C'est le commentaire qui précède la première édition que je connaisse des Statuts des Philosophes de belle humeur, en octobre 1719, au volume 31 de La clef du cabinet des princes de l'Europe :

La société est un des plus grands agréments de la vie, & est presque l'unique & seul bien que les hommes se puissent procurer. Il a paru depuis peu une pièce en vers sous le titre, de Statuts des Philosophes de belle humeur, qui peut servir de modèle à ceux qui en voudront former d'agréables, qui marque les caractères qu'il en faut bannir, & qui peuvent en troubler la douceur. Je ne doute pas qu'elle ne soit bien reçue, & que les honnêtes gens n'en fassent leur profit.

Google-livres

Ce texte marque, d'une façon extraordinairement explicite, à quel point, en 1719, la sociabilité heureuse est  considérée comme capitale (c'est un des plus grands agréments de la vie, & presque l'unique & seul bien que les hommes se puissent procurer). Elle montre aussi que les conditions pour qu'elle soit effectivement heureuse sont déjà bien définies : elles portent tant sur les critères de sélection que sur quelques règles simples de comportement permettant de se sentir en bonne compagnie.

Sur un très riche site consacré par l'Université Jean Monnet de Saint-Etienne aux Poèmes satiriques du XVIIIe siècle, 3 pages (n°s 1692, 506, 1691) sont consacrées à diverses versions des Statuts. Le site fait remarquer avec pertinence que leur inspiration est commune : éloge d’une société d’égaux raisonnables réunis pour des agapes fraternelles, évitant toutes les querelles du moment, renvoyant par exemple dos à dos molinistes et jansénistes. Mais il ajoute : On pense ... aux statuts d’une confrérie d’inspiration maçonnique.

J'estime pour ma part que la parenté avec la maçonnerie ne résulte pas d'une influence de l'un sur l'autre (de toute manière exclue ici pour des raisons de date), mais d'une volonté commune de répondre à un besoin qui était dans l'air du temps, celui d'une nouvelle sociabilité ... même si, dans les conditions nécessaires à la satisfaction de ce besoin, on voit déjà poindre à l'horizon des idées de liberté, d'égalité fraternelle et de solidarité.

Pour plus de détails sur ce sujet : voir la page du site
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