Compassons
Compassons !
Compas et équerre sont indissociables dans la symbolique maçonnique.
Je vais cependant consacrer cette page au seul compas, pour éclaircir d'abord une question de vocabulaire.
Connaissez-vous le verbe compasser ?
Sans doute sous la forme, la seule qui soit encore courante de nos jours, de son participe passé, compassé ; dans le sens de guindé, de dépourvu de naturel. Ce sens existait d'ailleurs déjà au XVIIIe, puisqu'on trouve en 1754 dans la préface de l'ouvrage du Frère Tschoudy, Le Philosophe au Parnasse françois ou le Moraliste enjoué, que si la morale est sèche d'elle-même, le ton compassé la rend encore plus ennuyeuse.
Mais voyons dans cette chanson de la Lire maçonne un sens du mot, plus fréquent à l'époque, et dépourvu de ce caractère quelque peu péjoratif qu’il a pris aujourd’hui :
Mes Frères, voyez comme
Tout paraît compassé.
L’homme au niveau de l’homme
Est ici placé.
Les dictionnaires de l’Académie du XVIIIe donnent en effet comme définition de compassé : fort exact & fort réglé.
Dans un discours prononcé dans les années 1760 à la Loge verviétoise La Discrète, on peut lire la phrase suivante :
... armés de l’équerre et du compas nous compassons nos actions, nous mesurons nos démarches.
Il existe donc bien un verbe compasser (dont compassé n'est que le participe), qui n’est plus guère usité mais qui selon le Larousse signifie mesurer avec le compas. A l’époque il était plus souvent employé dans son sens figuré de bien proportionner une chose.
Dans L'Ecole des Francs Maçons, on trouve en 1748 (p. 13, dans un Discours prononcé en Loge pour l'instruction des Frères) :
Nous sommes Maçons libres, c’est-à-dire … des Artisans de notre propre bonheur, qui sans porter atteintes aux Lois Civiles & Religieuses, travaillons sur des Plans tracés par la nature & compassés par la raison, à reconstruire un Édifice moral …
L'ouvrage le vrai Franc-maçon signé du Frère Enoch en 1773 est tout aussi moral (p. 234):
D. Que signifie le compas ?
R. Comme il sert à décrire des cercles & à mesurer les distances, cet instrument Maçonnique nous enseigne qu'en quelque endroit du globe terrestre que nous soyons, nous devons compasser toutes nos actions selon la Loi de Dieu & les règles de la bonne Franc-Maçonnerie.
Quelques décennies plus tard, on trouvait également dans ce cantique (faussement) attribué à Robespierre :
Compassons, réglons et dégrossissons
L'ouvrage auquel nous travaillons.
Travailler du compas
Cette chanson de la Lire maçonne, dès la première édition de 1763 (p. 448 ; dans les suivantes, p. 369), confirme bien ce sens du compas comme instrument de tracé et de mesure :
Je suis un Franc-Maçon, un Franc-Maçon instruit,
Qui travaille, qui travaille à petit bruit.
Ma Science est sûre,
On n'en doutera pas,
Je trace, je mesure,
Je fais tout au Compas,
Je trace, je mesure,
Je fais tout au Compas,
Je fais tout au Compas,
Je fais tout au Compas.
Mais que symbolise le compas ? On sait que le symbolisme maçonnique est polymorphe, et que chacun peut y voir des sens particuliers.
Voyons donc quelques références au compas dans la chanson maçonnique ancienne.
Même s'il est conduit par la Sagesse, l'usage du compas est en tout cas exclusivement poétique dans ce cantique chanté à l'installation de la Loge de Mars et Thémis en 1785 :
Faire le bien est l'objet que sans cesse
Un noble instinct sait prescrire à nos cœurs,
Et le compas que conduit la Sagesse
Pour nous toujours trace un cercle de fleurs.
Mais il est possible d'attacher au compas plusieurs symbolismes différents, qui sont nombreux et variés.
Un cœur juste
Le cantique Explication de la Maçonnerie et de ses Emblèmes proposé par Guillemain de Saint-Victor dans son Recueil précieux de la Maçonnerie Adonhiramite donne cette interprétation :
Le compas démontre un cœur juste,
Si nécessaire à tous Maçons
L'espace-temps
Dans le cantique (déjà mentionné plus haut) faussement attribué à Robespierre, on trouve :
Par le compas l'homme est instruit
A toujours mesurer l'espace
Et le cercle, que rétrécit
Le temps qui ne fait point de grâce.
Nous voilà près de Balzac et de sa peau de chagrin !
L'union des cœurs
Ce couplet sur les emblèmes maçonniques figure à la page 174 de l'édition 1810 du Vocabulaire des francs-maçons (et est souvent reproduit par d'autres recueils de l'époque).
Le cercle que trace un compas
Des cœurs unis est la figure
La droiture
Pour Tschoudy dans l'Etoile flamboyante ( T. 2, p. 118), le compas est l'emblème de l'exactitude et de la droiture, qui pronostique celle de nos vices et de nos démarches.
La probité
Selon l'Eloge sur la vraie confrérie des Francs-Maçons paru à Milan en 1786 (p. X) :
L’équerre, le triangle, le compas représentent l'équité, la justice, la probité
La prudence
Dans l'ouvrage le vrai Franc-maçon cité plus haut (p. 265) le compas symbolise la prudence dans le jugement :
juger ... avec le niveau de l'impartialité, l'équerre de la justice & le compas de la prudence.
La Vérité
Dans ces couplets chantés à la fête de la Saint-André 5806 de la Loge calaisienne de St.-Louis des Amis Réunis, le Frère Burgaud prend le compas comme emblème de la Vérité :
Constante comme la nature,
La vérité ne change pas,
Toujours invariable et pure,
Sa marche est celle du compas.
Telle elle parut dans la Grèce.
Chez Pythagore, chez Platon,
Telle elle est avec la Sagesse.
Sur la montagne d'Hérédom.
Hommage au Grand Architecte
Une définition inattendue dans ces couplets chantés lors de la Fête de l'Ordre de la Loge rémoise de La Sincérité, le 28 décembre 1825 :
Dans le compas, je vois encore l’emblème,
Qui me trace toujours chaque moment,
Où je dois rendre un hommage suprême
Au Dieu, par qui nous sortons du néant.
William Blake, The Ancient of Days (1794)
Au XIXe siècle, on trouvera encore d'autres visions symboliques du compas, par exemple dans ce cantique, intitulé La leçon de l'Apprenti, du recueil d'Orcel de 1867 :
Du compas pliant et fidèle
Naît une instructive leçon;
J'y vois l'image naturelle
D'un docile et loyal maçon.
Choisir, comme modèle de docilité, la capacité à se plier était peut-être dans l'air du temps ? Le maçon serait-il censé avoir l'échine souple ?
De la chanson au théâtre
Encore une citation pour faire bonne mesure : dans sa pièce de théâtre Les Fri-Maçons, Pierre Clément (1707-1767) donnait dès 1737, par la bouche d'un Frère Servant, une description de la maçonnerie et de ses symboles qui comprend l'étonnante phrase suivante :
Le Compas désigne les points sur lesquels est fondé tout notre édifice, l‘Equité et la Commisération. Ses deux branches annoncent la parfaite égalité qui règne entre nous, & l’extrême scrupule avec lequel nous mesurons toutes nos actions.
n'importe quoi ?
Et un dernier exemple pour montrer qu'au XVIIIe siècle, le symbolisme en maçonnerie, c'était parfois ... n'importe quoi.
Dans un ouvrage de 1766, Les plus secrets mystères des hauts grades de la maçonnerie dévoilés, ou, Le vrai Rose-Croix, on trouve ceci (p. xiij) :
L’Équerre et le Compas ... représentent l’union de l’Ancien Testament et du Nouveau.
Conclusion
On voit que, jusqu'à ce que quelques théoriciens de la maçonnerie, au début du XXe siècle, mettent en place une certaine doxa, le symbolisme maçonnique partait un peu dans tous les sens ...
Une dernière quand même pour la route : si, comme l'ami Brassens, on vous parle d'un Vieux con des neiges d'antan, cela ne veut pas dire qu'il soit un Com.passé.