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de Tournay

Publié le par J. P. Bouyer

Voici encore un franc-maçon du XIXe siècle, complètement oublié aujourd'hui même si c'est un personnage bien intéressant : Mathieu-Jean-Baptiste Nioche de Tournay, né au Mans en 1767.

On connaît quelques aspects de sa vie. Au début du siècle, il commença à la Banque de France une longue carrière, qu'il termina comme chef de division, et qu'il poursuivit jusqu'à sa mort en 1844.

Mais il eut bien d'autres activités.

1. L'auteur dramatique : de 1800 à 1807, on le trouve très actif dans le milieu du théâtre parisien, souvent en collaboration avec des auteurs tels que Désaugiers (qui sera son ami), ou Armand-Gouffé (tous les deux maçons). Mais cette activité s'est brusquement interrompue..

2. le chansonnier : membre du Caveau moderne et président d'honneur du nouveau Caveau, on trouve régulièrement ses œuvres dans les recueils de ces sociétés chantantes, notamment en 1814, 1815, 1822, 1824, 1826, 1834, 1836, 1837, 1838 (année où avec Bouilly il célèbre la réception d'Emmanuel Dupaty comme membre honoraire des Enfans du Caveau), 1839, 1840, 1841, 1842, 1843, 1844 et même encore (avec la mention feu) 1845.

En 1842, Bouilly, en tant que Doyen et Président d'Honneur, adressait A MON AMI DE TOURNAY les vers suivants :

De Tournay, qu'il sont bien tournés
Tes couplets de verve et de grâce !
C'est le type de nos aînés,
Qui les conduisait au Parnasse...
Toujours fécond dans tes portraits
Et toujours au bon goût fidèle,
Ah c'est bien du Caveau français
Un fondateur, un vrai modèle.

3. le peintre : même s'il se qualifiait lui-même de peintre amateur, il a exposé au Musée du Louvre, notamment un tableau sur un sujet cher aux maçons, Amphion bâtissant les murs de Thèbes.

4. le compositeur : ses contemporains nous révèlent qu'il a souvent mis en musique ses propres chansons, mais nous n'avons pas trouvé de traces de cette activité.

5. le maçon : initié sans doute au Mans, sa ville natale, de Tournay fut ensuite affilié à la Loge parisienne des Coeurs-Unis (où on le trouve mentionné dès 1826 et qu'il présida notamment en 1830). Il fut aussi longtemps un éminent Officier du Grand-Orient de France, où il présida la Chambre symbolique et le Grand Collège des Rites.

En tant que maçon, il n'a pas oublié ses talents de versificateur et de chansonnier, qu'il a exercés dans deux genres très différents.

D'une part en effet, on lui doit de très sérieux hymnes et cantiques, comme cet hommage à Vassal ou ce très pompeux  hymne pour l'Installation d'une Loge.

Mais d'autre part il a également cultivé le style léger des sociétés chantantes, avec par exemple une galante Echelle d'Adoption intitulée Le nouveau Paradis terrestre :

Si nous trouvons le Paradis sur terre,
Rendons-en grâce à nos aimables sœurs. 

... et surtout avec ses Prédictions pour l'an 1839, qui sont la transposition maçonnique d'une amusante chanson qu'il avait faite pour la Société du Caveau :

Tout sera beau, tout sera neuf,
En l'an dix-huit cent trente-neuf.

Il y salue par exemple les perspectives ouvertes par l'invention toute récente (elle fut présentée à l'Académie des sciences par Arago le 9 janvier 1839) du daguerréotype :

A la voix du savant Daguerre
Déjà nous voyons la lumière
Transformer ses divins rayons.
En impérissables crayons,
Et du miroir de la nature
Les reflets changés en peinture.
Du génie effet vraiment neuf,
En l’an dix-huit cent trente-neuf.

Il y évoque aussi une actualité plus militante à propos du comte de Montlosier (1755-1838), auteur d'un Mémoire anticlérical contre le parti prêtre, qui avait été un adversaire déclaré des jésuites et des ultramontains et un défenseur du gallicanisme, ce qui lui valut l'hostilité du clergé qui lui refusa les derniers sacrements. Son enterrement fut donc un enterrement civil. Cela explique l'allusion qui, peu après sa mort, lui est faite dans ce couplet : voyons d'abord la version profane :

Du scandale évitant l'exemple
Tous les ministres du saint temple,
S'il meurt un nouveau Montlozier,
Sur sa tombe viendront prier.
Et par esprit de pénitence
Ils prêcheront la tolérance :
Pour un sermon, texte bien neuf,
En l'an dix-huit cent trente-neuf.

qui dans la version maçonnique devient :

De tolérance, dans nos temples,
Les prêtres puisant des exemples,
S'il meurt un nouveau Montlosier,
Sur sa tombe viendront prier,
A leurs oremus canoniques
Joignant nos hymnes maçonniques,
En tablier d'apprenti neuf,
En l'an dix-huit cent trente-neuf.

Mais la prophétie la plus mémorable de Tournay, c'est celle que, dans sa chanson intitulée (comme la Loge où il l'a chantée, dont il était membre d'honneur) La bonne union, il fit l'année suivante, au moment même où la guerre faisait rage en Algérie entre le colonisateur français et l'émir Abd el-Kader :

Bientôt, je le pronostique,
L'Ordre unira, par ses soins,
Sous le drapeau symbolique
Turcs, Arabes et Bédouins ;
Et déjà je vois sans peine
Abd-el-Kader Franc-Maçon,
Avec nous formant la chaîne,
Chanter vive l'union,
Vive la bonne union !

De Tournay ne pouvait certes pas imaginer qu'en 1864 allait se produire l'initiation maçonnique de ce dernier ! Plutôt que de voir en lui un extra-lucide, il est plus raisonnable de supposer qu'il a choisi, comme symbole d'un événement si improbable que seule l'universalisation de la fraternité maçonnique pourrait le rendre un jour concevable, celui qui précisément lui semblait le plus utopique ...

Et il aurait sans doute été bien surpris, s'il avait vécu jusque là, de le voir se réaliser ... près de 25 ans plus tard !

Je considère la franc-maçonnerie comme la première institution du monde. A mon avis tout homme qui ne professe pas la foi maçonnique est un homme incomplet. J'espère qu'un jour les principes maçonniques seront répandus dans le monde entier. Dès lors tous les peuples vivront dans la paix et la fraternité.

l'émir Abdelkader

Après le décès de de Tournay en 1844, un Frère de sa Loge, Charles-Henri Bailleul, a publié un ouvrage où sa carrière est retracée par Bazot et des membres de sa Loge.

La conclusion de l'éloge funèbre maçonnique de Tournay par le Vénérable des Frères Unis, le Frère Jobert aîné, rappelle la devise :

Unis par l'honneur et l'amitié.

Unis par l'honneur et l'amitié était effectivement la devise de la Loge, comme on le voit à sa médaille :

Le Charles-Henri Bailleul qui a pris l'initiative de cette publication est  sans doute le bibliothécaire de la Société asiatique, sinologue distingué et essayiste ; sa riche bibliothèque (2396 ouvrages), dispersée en 1856 après son décès, contenait d'ailleurs bon nombre d'ouvrages maçonniques.

De Tournay est également évoqué, sous un angle un peu différent, à cette page du site.

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