l'Ordre des Mopses
Parmi les nombreux ersatz de la franc-maçonnerie qui ont fleuri au XVIIIe, un des plus pittoresques est sans contredit l'Ordre des Mopses, qui était mixte et qui connut une assez brève existence, surtout en Autriche et en Allemagne, à partir de 1738.
Voici ce qu'en dit Dinaux à la p. 70 du Tome 2 de son célèbre ouvrage Les sociétés badines, bachiques, littéraires et chantantes :
Cet ordre doit son existence à un scrupule de conscience. Clément XlI ayant excommunié les Francs-Maçons en 1736 [NDLR : Dinaux se trompe ici, il s'agit de la Bulle In Eminenti de 1738], beaucoup de catholiques allemands, épouvantés par la bulle papale, renoncèrent à faire partie de la société, mais ils en formèrent une autre, qui, sans les exposer aux censures du Vatican, pouvait leur procurer les principaux agréments de la Franc-Maçonnerie. Ils se mirent sous la protection d’un potentat allemand et prirent pour grandmaître un seigneur distingué du pays. Ils adoptèrent pour symbole un chien, emblème de la fidélité, et se donnèrent le nom de Mops, qui, en allemand, signifie Doguin. Ils n’ont pas de serment, ne reçoivent que des catholiques et admettent les femmes qui peuvent même prendre tous les grades, celui de grand-maître excepté. ll y avait une loge de Mopses à Francfort; elle était gouvernée six mois par un homme, six mois par une femme.
Divulgations
L'idée que la maçonnerie contienne un secret a évidemment suscité rapidement toutes les curiosités, et divulguer ce secret est bientôt devenu une source de revenus. Dès 1730, Samuel Prichard, qui se présente comme un ancien maçon devenu un adversaire résolu, publie à Londres, dans Masonry dissected (la Maçonnerie disséquée), les rituels des trois grades et la liste des Loges; il en paraîtra une traduction française en 1743:
A Paris en 1737, le lieutenant de police Hérault, chargé par le Cardinal de Fleury de pourchasser les maçons, avait tiré, des détails lui fournis par la Carton (danseuse de l'Opéra qui avait obtenu sur l'oreiller les confidences d'un maçon) l'opuscule La réception d'un Frey-Mason qui fit grand bruit.
Et dans la première moitié des années 1740 parut l'ouvrage de Pérau, L'Ordre des Francs-Macons trahi, et Le secret des Mopses révélé.
Sa deuxième partie (voir frontispice en haut de page) s'intitule donc Le secret des Mopses révélé et va de la p. 201 à la p. 240.
Pérau donne également une gravure, que je reproduis ci-dessous avec un de ses détails :
Pérau donne également quelques détails savoureux, concernant notamment le signe et la cérémonie de réception.
Le signe
Le premier Signe se fait en appuyant avec force le doigt du milieu sur le bout du nez, les deux autres doigts sur les deux coins de la bouche, le pouce sous le menton, le petit doigt étendu & écarté ; & en faisant sortir le bout de la langue par le côté droit de la bouche.
On remarque que ce signe évoque remarquablement le museau aplati du carlin (Mops en allemand) !
Rituel
Plus cocasse encore - mais on sait Pérau plutôt malicieux, sinon même imaginatif ? - est la phase du rituel de réception contée et illustrée ci-dessous, au moment où le (la) candidat(e) a encore les yeux bandés, et après le dialogue suivant (il me semble opportun de rappeler, préalablement à cette lecture, qu'au XVIIIe siècle, le verbe baiser n'avait pas d'autre signification qu'embrasser) :
Le Gr. M. Demandez-lui si son obéissance sera prompte, aveugle, & sans la moindre contradiction ?
Le Surv. Oui, Grand-Mopse.
Le Gr. M. Demandez-lui, s'il veut baiser les Frères ?
Le Surv. Oui, Grand-Mopse.
Le Gr. M. Demandez-lui, s'il veut baiser....
... Je m'arrête ici, pour faire souvenir le Lecteur que ce n'est pas moi qui parle, mais le Grand Maître d'un Ordre illustre, ou tout au moins un Maitre de Loge ; & qu'il ne m'est point permis de changer des termes consacrés. Le Grand-Maitre continue donc ainsi : Demandez-lui s'il veut baiser le cul du Mopse ou celui du Grand-Maître ? ... Un mouvement d'indignation, que le Récipiendaire manque rarement de faire dans ce moment, oblige le Surveillant à le prier avec toute la politesse & toutes les instances possibles, de choisir l'un ou l'autre. Cela forme entre eux la dispute la plus originale qu'on puisse imaginer. Le Récipiendaire se plaint avec aigreur qu'on pousse la raillerie trop loin, & déclare qu'il ne prétend point être venu là pour servir de jouet à la Compagnie. Le Surveillant, après avoir inutilement épuisé sa rhétorique, va prendre un Doguin de cire, d'étoffe, ou de quelque autre matière semblable, qui a la queue retroussée, comme la portent tous les Chiens de cette espèce ; il l'applique sur la bouche du Récipiendaire, et le lui fait ainsi baiser par force.
Le détail de la gravure reproduit ci-dessus illustre cette phase.
En musique
J'ai pu identifier une chanson de l'ordre des Mopses.
Je connais deux éditions de sa partition :
- la première date de 1745 et parut (sous le n° 49) dans le recueil Singender Muse an der Pleisse, de Johann Sigismund Scholze (1705-1750) qui l'a publié sous le pseudonyme de Sperontes. Il est à noter que ce recueil (quoique profane) contient également une des premières chansons maçonniques éditées en allemand.
- la deuxième figure, avec un accompagnement de piano, à la p. 237 de la réédition de ce recueil publiée en 1909.
Vous pouvez entendre les MP3 de ces deux partitions sur la page correspondante du site.
Voici (en traduction) deux des couplets de cette chanson :
Viens mon Mopse, carlin fidèle
Tu m’es plus agréable de jour en jour,
Puisque les gens n’ont plus honte
De prendre un nom de chien
De sorte que même
- N’est-ce pas étrange ? -
Les beaux de ce monde
Deviennent des Mopses maintenant.
Il nous lèche si amicalement,
Il avance sa petite patte, et tend la langue
Voilà qui en vérité
Arrive rarement chez les autres chiens
L’un grogne,
L’autre grommelle
La plupart sont indociles
Les Mopses sont fidèles et calmes.
Décidément, la nouvelle sociabilité qui naît au XVIIIe siècle prend parfois des formes bien bizarres ...