Cantates (2/2)
Voici la seconde partie de l'étude consacrée par Christophe D. aux cantates maçonniques de Clérambault et de Lemaire et commencée ici. Chacune des phases de la cantatille de Lemaire est ici, non seulement décrite et commentée, mais encore rendue audible via un fichier sonore réalisé par l'auteur lui-même. (JPB) |
LES FRANCS MAÇONS.
Cantatille nouvelle, pour une basse-taille, par Mr. Lemaire. 1744
Peu d’informations existent au sujet de Lemaire. La BNF prudente, mentionne :
Louis Lemaire (1693?-1750?)
La première page de cette partition permet d'en connaître la date (1744) et le compositeur : il s'agit de Louis Lemaire (1693 ? - 1750 ?), que Michel Brenet définit comme suit en 1900 dans son ouvrage Les Concerts en France sous l'Ancien Régime (p. 142) :
Louis Lemaire, né vers 1693, élève de Brossard à la maîtrise de Meaux, est l'auteur de cantates publiées en 1724 sous le titre des Quatre Saisons ; de deux recueils d'Airs mêlés de vaudevilles, 1725 ; de Motets à une et deux voix avec symphonie et sans symphonie, chantés au Concert spirituel du château des Thuilleries depuis 1728 jusqu'à 1733, divisés en dix-huit Saluts ; de quarante-quatre cantatilles publiées séparément de 1720 à 1744; d'un livre de Fanfares ou Concerts de chambre pour violons, flûtes, hautbois, musettes, etc. ; d'un Te Deum chanté en 1728 à Saint-Antoine-des-Champs, etc.
Un peu de pub !

(Catalogue mentionné à la fin de la cantatille. Répertoire de cantatilles plus important que celui mentionné en 1900 par Michel Brenet.)
Un compositeur fécond, mais complètement oublié. Et même massacré en 1900 par le même Michel Brenet :
Plusieurs motets et cantates classèrent Louis Lemaire au nombre des fournisseurs les plus actifs du Concert [des Tuileries], où ses œuvres, d'une absolue nullité, réussissaient par leur facilité, par leur banalité même, et par l'usage ou l'abus des formules vocales à la mode.
Auteur de plus d’une cinquantaine de cantatilles, il apparaît comme un maître du genre. Un maître et un genre parfaitement négligés par la postérité, aussi.
On comprend facilement que le mot « cantatille » soit un diminutif de cantate. La forme était en usage entre 1740 et la Révolution Française. On pourrait donc en déduire que Lemaire s’en est emparé dès son apparition.
La cantatille, en tant que cantate miniature, limite la voix à une seule, sans chœur et accompagné d’un dispositif réduit au clavecin.
Jean-Jacques Rousseau dans son Dictionnaire de Musique de 1768, page 72, est cruel tant avec la cantate et la cantatille, qu’avec leurs compositeurs :
Ces avis négatifs ne sont pas pour autant rédhibitoires. Dans le chansonnier maçonnique, les pièces élaborées, d’une certaine longueur ne sont pas si fréquentes. Ne jetons pas trop tôt le tablier !
La pièce est écrite pour une voix seule : une basse-taille. Aujourd’hui, on parlerait de baryton.
Comme dans la cantate de Clérambault donc. Cela se comprend d’autant plus facilement, que les loges étaient exclusivement masculines. Pas question d’y inviter une cantatrice ! Encore moins de l’initier ?
La lecture n’est pas des plus aisées. Serait-ce par souci d’économie de papier, de travail de copiste … ? Les portées sont au maximum de trois, alors qu’il serait plus lisible d’en avoir davantage. Ainsi, celle du chanteur se confond-elle avec la basse continue et sa doublure de violoncelle ou de basson.
Voici le début de la pièce avec ces indications :

Par contre, l’instrumentation est plus riche que celle de Clérambault.
La basse continue (notée B. C.) est réalisée par le clavecin comme toujours. Dans les récits, bassons (au pluriel) ou violoncelle (au singulier) doublent le clavier et la voix donc, mais dans les parties instrumentales, ils s’émancipent en jouant leur propre partition.

Pour les parties mélodiques du « dessus », Lemaire souhaite les entendre jouées par des flûtes et des violons. Ce qui suggère d’avoir des musiciens assez nombreux. Ceux des concerts des Tuileries ou du Concert Spirituel peut-être …
Lemaire prend des libertés avec la forme canonique de la cantate à la française, telle que nous l’avons décrite plus haut.
Si la cantatille est en trois parties, il les fait précéder d’une petite ouverture organisée elle-même en quatre sections. Un prélude instrumental en Mi mineur (illustration ci-dessus), noté « Gracieusement » ...
[cliquez ci-dessous pour l'entendre
NB : LE COR ANGLAIS FIGURE LA VOIX]
... précède un premier récitatif :
C’est ici le séjour qu’habite l’innocence,
D’un saint respect mon cœur est agité,
Cette aimable divinité
Nous fait ressentir sa présence.
[cliquez ci-dessous pour l'entendre]
Une simphonie « Vivement. Marqué » (voir dernière illustration ci-dessus) uniquement instrumentale en Sol Majeur permet aux musiciens de s’exprimer.
[cliquez ci-dessous pour l'entendre]
Le chanteur reprend un second récit :
Quel feu nouveau vient animer mes sons,
(violons)
Fuyez, fuyez profane vulgaire,
Je vais chanter les francs-maçons,
C’est la vérité qui m’éclaire.
entrecoupé d’une intervention des violons.
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La présentation est faite. Nous pouvons entrer dans le cœur de la cantatille.
Première partie, ou que fait-on en franc-maçonnerie ?
Partie A : Air, en marche « Fièrement et marqué » en Sol mineur.
[cliquez ci-dessous pour l'entendre]
Une ritournelle instrumentale introduit le chanteur :
Sous nos pieds le vice abattu
Nous offre un triomphe facile ;
Le plaisir règne en cet asile,
C’est l’école de la Vertu. (Répété plusieurs fois)
En guise de partie B, Lemaire ne prolonge pas l’air, mais le rompt en y intercalant un récitatif :
Ah ! qu’il est doux de vivre en Frères,
Et de tromper les curieux ;
Rien n’est si charmant que nos jeux,
Rien n’est plus grand que nos mystères.
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Avant de reprendre la partie A, l’air en marche.
La deuxième grande partie débute par un récitatif :
Les Princes, les Rois de la terre
Se font honneur d’être maçons,
Savoir vaincre nos passions
Fait notre unique caractère.
Et se poursuit par un air « léger » en Do mineur, avec comme il se doit une ritournelle aux violons.
L’amitié, ce présent des Cieux,
Sur nos cœurs seuls exerce sa puissance,
Si l’on ne vous admet à nos aimables jeux,
Beau sexe, nous craignons que l’éclat de vos yeux
Sur l’amitié n’emporte la balance.
[cliquez ci-dessous pour entendre cette deuxième partie]
Le texte se rapproche beaucoup de celui mis en musique par Clérambault dans sa troisième partie, à savoir une fois encore, la méfiance qu’inspirent les femmes et qui justifie l’impossibilité de leur initiation.
Il ne s’agit pas cette fois d’une aria Da Capo : la forme est tronquée.
Une partie A pourrait être composée des deux premiers vers, la B des trois derniers.
Si la fin est bien instrumentale, aucune reprise de A n’est mentionnée. La forme se distend avec Lemaire.
Par contre, la troisième et dernière partie obéit à la règle de l’aria Da Capo.
Notée, comme la première « Gracieusement », elle est en Do Majeur, à deux temps.
Après une introduction aux flûtes et violons, le chanteur expose la partie A :
La vertu règle nos désirs,
Et bannit les tristes alarmes,
Un cœur insensible à ses charmes
Ne connoît pas de vrais plaisirs.
[cliquez ci-dessous pour l'entendre]
La musique est légère, le chant répond à la mélodie des flûtes et haut-bois.
Elle ralentit pour préparer la partie B beaucoup plus sombre :
En vain la noire calomnie
Nous lance ses traits dangereux,
L’innocence de notre vie
Triomphe de ce monstre affreux.
[cliquez ci-dessous pour l'entendre]
Pour renforcer les paroles, évoquant la calomnie, qui salit la franc-maçonnerie, Lemaire emploie la tonalité de La mineur. Mais le retour de la partie A et de Do Majeur nous rend l’espoir et dissout les tensions accumulées dans la partie centrale.

Clérambault ou Lemaire ?
L’histoire de la musique a retenu Clérambault et a oublié Lemaire. Nous ne sommes même pas certains des limites de l’existence et du prénom de Lemaire !
Si un peu plus de quinze années les séparent (en nous fiant aux dates présumées de Lemaire), on peut les considérer comme contemporains.
Leur appartenance avérée ou supposée à la franc-maçonnerie leur a fait composer une cantate « Les francs-maçons » à une année d’intervalle. De nombreux musiciens et parmi les plus célèbres de leur temps faisaient partie de la maçonnerie. Elle jouait un rôle social et corporatiste très certainement.
Clérambault compositeur connu, organiste reconnu, compose une cantate en respectant strictement les règles que lui-même a contribué à établir.
Trois parties introduites chacune par un récitatif puis un air Da Capo. Il utilise (dans cette pièce) des tonalités majeures et ajoute de la variété dans les parties centrales des airs (B) en modulant à la dominante.
Lemaire utilise la forme de la cantatille, forme nouvelle vers 1740. Elle n’est sans doute pas encore aussi dévoyée que la décrit J.J. Rousseau une vingtaine d’années plus tard. On ne peut pas affirmer non plus que Lemaire soit un musicien médiocre. Il semble se détacher de la forme canonique de la cantate française. Il rajoute une ouverture, écrit un air sans Da Capo, mais montre qu’il sait le faire aussi. Sa palette instrumentale est plus riche que celle de Clérambault.
Il emploie les tonalités mineures : soit par les tonalités de mêmes noms (Do Majeur – Do mineur), soit par le jeu des relatifs (Do Majeur – La mineur).

Les thèmes des textes mis en musique sont à peu de choses près les mêmes : la franc-maçonnerie est un havre de paix et de vertu où l’amitié peut se développer. Mais il faut se défendre de la calomnie, qui trouble ses travaux. Il convient dans les deux œuvres de justifier l’absence des femmes en loge.
Les compilateurs des chansonniers maçonniques ont d’ailleurs regroupé ces deux cantates : même titre, même période, mêmes sujets. Elles devaient sans doute prendre place au sein de cérémonies de prestige, au regard des effectifs des musiciens, au professionnalisme du chanteur et à la préparation, que cela suppose. Les loges accueillantes devant, en outre, disposer d’un local plus grand qu’une arrière-salle d’auberge.
Ni complémentaires, ni opposées, ces compositions prouvent la richesse que la maçonnerie du XVIIIe siècle a engendrée.