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Des inédits de Pottier

Publié le par J. P. Bouyer

Deux inédits d'Eugène Pottier

Eugène Pottier est surtout connu comme l'homme qui en 1871 a écrit l'Internationale, bien avant que, 17 ans plus tard, elle ne soit mise en musique par Pierre De Geyter et que, plus tard encore, elle ne fasse l'objet d'une transposition maçonnique.

Mais ce n'est là qu'une partie de l’œuvre de ce grand poète-chansonnier, dont une édition complète a été publiée en 1966 par Pierre Brochon.

C'est un peu par hasard que je viens de découvrir deux textes de Pottier qui, sauf erreur, sont totalement inconnus en Europe, et qui ne figurent d'ailleurs pas à cette édition.

Je me suis en effet récemment intéressé à la Loge St. Cecile 568 de New-York, qui comme son nom l'indique est une Loge de musiciens, dont le tableau comporte une liste impressionnante de compositeurs. L'un de ceux-ci, Harrison Millard (1829-1895), m'a particulièrement occupé, du fait qu'il a composé (texte et musique) un Anthem (que je publierai prochainement sur le site) pour la pose de la première pierre du Masonic Hall de New-York en 1870.

C'est en cherchant sur le web suffisamment d'informations sur lui pour pouvoir lui consacrer une page que je suis tombé sur une liste de 173 de ses partitions (compositions et arrangements) détenues par la Library of Congress.

Et c'est par un hasard encore plus grand que je me suis avisé que, parmi les auteurs de texte de ces mélodies, figurait, non seulement Victor Hugo (ô ma charmante, poème qui a fait l'objet de nombreuses autres mises en musique) mais également, pour deux chansons ... Eugène Pottier !

La première est une bluette, dédicacée à Mademoiselle Marie Millard - qui est sans doute la fille du compositeur - et intitulée La Petite Marie.

En voici le texte :

Ses yeux sont fendus en amande
Sa bouche est la fraise des bois,
Elle est espiègle, elle est Normande,
Normande Oh ! jusqu'au bout des doigts.
A qui voudrait la prendre au piège
Glissant des mains comme un poisson,
Toujours sa réponse est, "Que sais-je !
Peut-être ! Faut voir ! A quoi bon ?"

Refrain

Elle est bien de sa Normandie
Où l'on ne dit ni oui ni non,
Elle est bien de sa Normandie,
La petite Marie,
Qui ne dit jamais oui, qui ne dit jamais non,
Elle est bien de sa Normandie !

Près d'elle en Juin, le mois des roses
Le pré scintillait ébloui,
Et nos cœurs rêvaient bien des choses,
Et la nature disait oui.
Les nids, en tremblant sur la branche
Versaient en moi comme un frisson,
Tout bas je murmure "Oh ! sois franche !
Je t'aime, et toi? " "C'est selon !"

Aveu Normand pourtant si tendre,
Dans son regard j'ai lu l'amour
Et deux longs mois je dus attendre
Les bans, le contrat, l'heureux jour.
Le code exige à la Mairie
Que l'on s'engage pour de bon.
"Parlez !" "Oui !" dis-je, "et vous Marie ?
Parlez !" "Eh bien ! Pourquoi non."

Cliquez ci-dessous pour voir la partition complète.

Remarque : Pottier n'est pas le premier à faire rimer amande avec normande. A la p. 146 du volume Le chevalier d'Aï 1766-1847, on trouve en effet les vers suivants :

Ses yeux sont fendus en amande, 
Son pied est grand comme la main ; 
Elle est vive, quoique Normande, 
Et je l'ai vue aller au bain; 

Ce n'est sans doute qu'une coïncidence, mais ce pourrait être une réminiscence ?

La deuxième est datée de 1878 :

Elle me semble plus intéressante, puisqu'il s'agit d'un chant patriotique dont le texte est proposé dans deux versions, l'une anglaise et l'autre française, qui sont d'ailleurs assez différentes.

En voici le texte français, qui me semble bien caractéristique de la pensée de Pottier :

La Liberté

Toi qui fis l'aile
Du jeune oiseau
Viens, je t'appelle
Dès le berceau
Pour apparaître
Dans sa beauté
Il faut à l'être
La Liberté !

Épanouis la jeunesse et la rose
Et nos penchants vers le juste et le beau
Fais tressaillir les vivants pour ta cause
Et les martyrs couchés dans le tombeau.
Ôte à l'esclave son joug flétrissant
Sois une lave bouillant dans le sang
Pour qu'il se nomme L'humanité
Il faut à l'homme, à l'homme La liberté !
La liberté Il faut La liberté !

Libre pensée
vois tout à nu
Monte élancée
Vers l'inconnu
Il faut à l'âme
La liberté !

Car l'esprit veut vous sonder vous cratères
Vous bois pleins d'ombre et l'amour de vos nids
Il veut, ciel noir, pénétrant tes mystères
Aller au fond de tous les infinis !

Tout prophétise,
moisson, tes splendeurs
Groupe à leur guise
Tous les moissonneurs,
Pour qu'il se fonde
Dans l'unité
Il faut au monde, au monde
La liberté ! La liberté !
Il faut La liberté !

Cliquez ci-dessous pour voir la partition complète.

Intitulé God bless our Native Land (que Dieu bénisse notre terre natale), le texte anglais est manifestement plus conforme au politiquement correct américain. C'est bien un chant patriotique pour un pays sorti pacifié de la guerre de Sécession et offrant un abri aux victimes de l'oppression (telles Pottier lui-même, qui se plie ici aux usages américains en demandant, malgré que ses propres idées soient à ce moment très anti-religieuses, la protection divine pour le pays).

Voici ce texte :

United ever, in heart and hand,
Strife now has vanish'd thro'out the land !
As brothers dwelling peaceful and free,
We stand the bulwark of Liberty!
No more shall War's angry tocsin alarm us,
No more the bugle shall call us to die;
Peace with her trophies alone now can charm us,
Discord no more our hearts and courage try.
Ever shall Freedom be found'neath our skies,
'Twas Nature's longing, 'tis her decree!
One people ever, one ancestry,
Our homes the temples of Liberty!
Refuge is here for the sons of oppression,
Hands that are willing have wealth for their toil;
Pride in our birthright, our dearest possession,
Fair shines the star of Peace o'er Freedom's soil!
Long may our banner, victorious and bright,
Vie with the colors of Heav'n's choicest light;
O'er us still waving, from strand to strand,
Our cry shall be "Our Native Land!
Our Native Land! God bless Our Native Land!"

On sait que Pottier, traqué après la Commune, condamné par contumace et d'abord réfugié à Londres, a résidé 7 ans, de 1873 à 1880 (année de l'amnistie) aux Etats-Unis, d'abord à Boston pendant deux ans et ensuite à New-York. Il y exerce (jusqu'à ce qu'une attaque d'hémiplégie l'en empêche) son métier de dessinateur, enseigne, et milite au Socialistic Labor Party.

En 1875, s'était fondée à New-York une Loge "sauvage" qui réunissait des proscrits de la Commune, les Egalitaires. Pottier lui envoya sa lettre de candidature et y fut admis, comme l'a raconté Elie May (1842-1930) - qui en était alors le Vénérable - dans la 2e édition (1908) des Chants révolutionnaires de Pottier.

Comment Millard et Pottier sont-ils entrés en relation ? Leur appartenance commune  à la franc-maçonnerie peut-elle avoir joué un rôle dans leur rencontre ? Cela supposerait qu'il ait pu y avoir des relations entre une loge aussi marginale que les Egalitaires et une institution comme la Grande Loge de New-York ...

Chose curieuse, c'est seulement en 1887, peu de temps avant son décès (qui allait intervenir avant que le projet soit mené à bien), que Pottier, rentré en France en 1880, manifesta de nouveau de l'intérêt pour la franc-maçonnerie. Il faut dire qu'en 1871 le Grand Orient avait jugé plus prudent, une fois la Commune exterminée, de s'en désolidariser ...

Chose plus curieuse encore, son épisode maçonnique new-yorkais semble avoir été à ce moment oublié, négligé, ou purement et simplement nié.

Dans un document daté de 1891, Thirifocq raconte en effet comment il fit la connaissance de Pottier et découvrit son intérêt pour la maçonnerie :

Je ne connaissais que de nom Eugène Pottier, et seulement depuis 1871, époque où il fut membre de la Commune de Paris.
Lorsque parut son livre : « Les chants révolutionnaires », au commencement de l'année 1887, une circonstance nous mit en relations amicales : ce fut la dédicace dont il me fit l'honneur, sur un exemplaire de son très remarquable ouvrage. Il y mentionnait la manifestation communaliste faite en avril 1871, par la Franc-Maçonnerie parisienne et dont j'avais été le promoteur. A cette dédicace, il joignait le quatrain suivant, extrait de sa belle pièce de vers intitulée : La Commune de Paris.

O Commune splendide, ô toi, qu'on injurie.
Tu vis, sur tes remparts,
Insignes rayonnants, la Franc-Maçonnerie
Planter ses étendards !

in : Ernest Museux, Eugène Pottier et son oeuvre

La manifestation dont question est évidemment le célèbre épisode de la Commune où, dans l'espoir de forcer une pacification, de nombreux maçons, sous l'impulsion de Thirifocq lui-même, allèrent planter sur les remparts les bannières de leurs Loges, en assurant que si une seule était trouée par un boulet ou par une balle des Versaillais, ils courraient tous aux armes pour venger cette profanation.

C’est à Paris, dans les derniers jours de la lutte, quand j'ai vu, au milieu des transports d'enthousiasme, le spectacle grandiose de la maçonnerie adhérant à la Commune et plantant ses bannières sur nos murailles éventrées d'obus ; c'est alors que je me suis juré d'être un jour un des compagnons de cette phalange laborieuse.

Pottier, lettre de candidature à la Loge "les Egalitaires", 1875

Après l'échec de cette tentative, Thirifocq tint parole et combattit avec la Commune ; après la défaite, il se réfugia à Bruxelles et, après l'amnistie, rentra à Paris où il retrouva sa Loge, le Libre Examen, dont il devint le Vénérable en 1884.

Voici comment il raconte la suite :

Un peu plus tard, il me priait de le présenter à l’initiation, dans ma loge : Le libre examen. Je le présentai donc à l’initiation, lui, le plus digne des initiés, l’esprit le plus droit, le plus élevé, animé des grands principes de justice et de solidarité.
Je ne doutais pas que dans les loges où s’étaient introduit l'élément gouvernemental, sa situation, comme ex-membre de la Commune, donnerait lieu à certaines questions politiques et notamment sur sa participation au mouvement populaire, qui lui avait valu la proscription. Mais j'eus le bonheur de constater que grâce à la fermeté de ses réponses, à la franchise qu'il y mettait, son examen fut tout entier en sa faveur. On pouvait ne pas penser absolument comme lui, mais il commandait si bien l'estime !
Comme artiste et comme citoyen, Eugène Pottier, avait beaucoup lutté, beaucoup souffert pendant sa longue carrière.
Il avait tout sacrifié au service de la cause des travailleurs ; la maladie l'avait miné pendant et après l’exil, mais il lui restait l’appui d'une douce et dévouée compagne, la tendresse d'une enfant adorée, et, par-dessus tout, son grand amour pour tous les déshérités.
Vaincu physiquement, il était fort, moralement.
« En acceptant d'être membre de la Commune, lui demanda-t-on, espériez-vous son succès ? »
« - Immédiatement, non. Mais la cause était juste, je n'avais pas le droit d’hésiter. »
En effet, pour Eugène Pottier, la Commune n'affirmait pas seulement, pour Paris, le droit de se gérer lui-même ; elle revendiquait les droits de tous ceux qui produisent et sont victimes de l’exploitation de l’homme par l'homme, et il faisait ressortir la justice de ces revendications. En ce moment je me rappelais ce qu`il écrivait en 1877 :

« La Commune, ô Justice, affirmait ton principe.
Tous pour chacun, chacun pour tous, et comme type
De l'ordre Social futur, sur son portail
Biffait Propriété, pour y graver : Travail ! »

Pendant qu'il remettait au Président de l’assemblée un exemplaire de ses « Chants révolutionnaires » (NDLR : dont la première édition venait de paraître), un membre lui adressait cette question :
« Que pensez-vous de la guerre et de la conquête?
- La guerre est une horrible chose; c`est l’assassinat en grand que l'on s’efforce en vain de présenter comme légal.
La conquête est le vol le plus abominable, et les conquérants, en obligeant un peuple à subir leur nationalité, commettent la plus infâme des exactions. J’espère que les nationalités disparaîtront un jour en se fondant dans une fédération des peuples, mais, tant qu“il y aura des nationalités, l’indépendance de chaque peuple est de droit imprescriptible; la supprimer par la force est le plus grand des crimes. »
« Monsieur, lui dit quelqu’un, êtes-vous collectiviste?
- Oui; je veux la collectivité au profit de tous, au lieu de celle qui existe aujourd'hui, au profit d'une infime minorité. Aveugles sont ceux qui ne voient pas que les abus de la propriété privée auront pour conséquence finale la propriété collective. D’ailleurs, l'exemple de la collectivité est donné par les capitalistes qui ont toutes les grandes exploitations en nom collectif et s'enrichissent ainsi au détriment des travailleurs. Ces derniers, de plus en plus dépossédés de leur capital bras, à mesure que le travail manuel est remplacé par le travail mécanique voudront nécessairement que tous les résultats acquis par la science cessent d'être monopolisés par quelques-uns.
- Mais les moyens?
- Ils sont bien simples : les dirigeants et leurs grandes exploitations ont tout pris au peuple ; - nul ne pourra blâmer le peuple lorsqu'il s’emparera des grandes exploitations et de la direction des affaires publiques, qui sont, en somme les siennes. »
Je laisse plusieurs autres excellentes affirmations dont j’ai le regret de ne pouvoir retrouver, en entier, les développements fournis par le digne poète et penseur.

Quelques jours après cette séance, mémorable pour moi, Eugène Pottier succombait à une nouvelle attaque de paralysie.

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