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Le cantique de clôture (4)

Publié le par J. P. Bouyer

Le cantique de clôture, suite

Nous avons entrepris naguère un tour d'horizon de quelques exemples significatifs parmi les cantiques de clôture, c'est-à-dire les textes que chantent, généralement en choeur, les maçons au moment où ils s'apprêtent à fermer leurs Tenues. Après deux premiers épisodes anglophones, nous sommes revenus en francophonie, avec aujourd'hui une rareté peu connue.

4. Un visa pour les Enfers

Les chansonniers maçonniques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe sont pleins de rêveries où l'on rencontre des personnages mythologiques ou historiques de l'antiquité gréco-romaine, appartenant - avant la lettre - à la maçonnerie, ou en voie d'y entrer par une cérémonie d'Initiation dont tous les pittoresques détails nous sont alors décrits.

C'est le cas de géomètres, poètes et philosophes tels que Pythagore, Homère, Anacréon, Epicure, Platon, Thalès, Archimède, et c'est aussi le cas de divinités comme Comus et Bacchus, Minerve, Hébé, Junon, Mars, les Muses et les Grâces, et surtout Vénus et Cupidon.

Le nautonnier Caron (qu'on trouve plus souvent appelé Charon) est, lui aussi, un personnage de la mythologie grecque. C'est grâce à lui que les ombres errantes des défunts pouvaient gagner le séjour des morts en traversant le fleuve Achéron. Mais pour avoir ce privilège, il fallait impérativement lui payer le passage (les grecs plaçaient pour cette raison une obole sous la langue des morts avant leur enterrement).

En 1807, dans son cantique le nombre Trois, Jacquelin propose que Caron lui aussi soit reçu Maçon, en sorte que les maçons en bout de course puissent compter sur sa solidarité pour contourner cette règle (ah ! le scandaleux profitariat !) :

Que voilà une idée intéressante, s'est peut-être dit le rédacteur à Paris en 1825 d'un Vade-mecum maçonnique pour les trois premiers degrés du rite écossais ancien et accepté par un ex-vénérable de la loge écossaise, ouvrage où il ambitionne de faire une synthèse de toutes les normes maçonniques en vigueur.

Et précisément, voilà qu'il nous présente comme une norme une manière absolument inédite de clôturer les Travaux de Table. Car après le cérémonial classique (comprenant le cantique de clôture traditionnel, que j'évoquerai dans un prochain épisode de cette série), il y ajoute l'épisode suivant :

Le cantique fini, le Vénérable commande les armes. Après cela, il dit : Frère premier Surveillant, quel âge avez-vous ?
R. Trois ans, Vénérable.
D. A quelle heure sommes-nous dans l’usage de fermer nos travaux ?
R. A minuit.
D. Quelle heure est-il, Frère second Surveillant ?
R. Minuit.
Alors le Vénérable donne à ses voisins le baiser fraternel et un mot d’ordre qui, après avoir passé sur les colonnes, lui est enfin rapporté par le Maître des cérémonies. Pendant que le mot circule, on chante :

Cantique de passe

Si dans la barque
Du nautonier Caron,
Le sort m'embarque,
Je lui dirai : Patron,
A cette marque (on fait le signe)
Reconnais un Maçon.

Aimons, aimons-nous,
Quel sentiment est plus tendre !
Aimons, aimons-nous,
Est-il un plaisir plus doux !

Le mot revenu au Vénérable, il frappe un coup et dit : mes Frères, les travaux sont fermés.
Les Surveillants répètent l’annonce. Chacun se retire.

Vade-mecum, pp. 31-32

Quels sont donc cette marque et ce signe par lesquels un maçon pourra se faire reconnaître de Caron en sorte de bénéficier d'un passe-droit ?

Pour ceux à qui elle n'apparaîtrait pas comme évidente, la réponse se trouve - en image - en 1835 à la colonne 448 de la revue L'Univers maçonnique qui, sous le titre Réflexions, reprend le même texte (à la deuxième personne), mais accompagné de la représentation d'une équerre qui, suivant directement les mots à cette marque, signifie qu'à ce moment il convient que le chanteur fasse le signe d'Apprenti :

Sous le titre Clôture, ce Cantique se retrouvera en 1867 à la p. 179 du recueil d'Orcel, avec la même équerre, mais, cette fois, avec une mention d'air :

L'air dit ici d'Henri IV est naturellement le célèbre Vive Henry quatre, dont on voit d'ailleurs que la métrique correspond :

Vive Henry quatre !
Vive ce roy vaillant !
Ce diable à quatre
A le triple talent
De boire et de battre
Et d'être un vert galant.

Addendum (30 janvier 2018) :

En fait, cet usage est encore plus ancien que je ne le pensais. J'en ai en effet trouvé un témoignage au Tracé de la Fête donnée le 27 juillet 1809 par la Loge de la Paix Immortelle à son Vénérable Lafon.

Ceux qui se figureraient que les rituels qu'ils pratiquent sont restés tels quels depuis qu'ils ont été livrés à leurs prédécesseurs par une Tradition immémoriale porteuse de vérité absolue, se mettraient copieusement le doigt dans l'oeil : comme en témoigne la présente page, l'histoire des rituels maçonniques n'a jamais été qu'une longue suite continue d'essais plus ou moins bien inspirés, au fil de multiples initiatives et expériences, certaines réussies, mais le plus souvent totalement oubliées ...

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