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La fête des bonnes gens (1/2)

Publié le par J. P. Bouyer

Un maçon des Lumières : Elie de Beaumont

Jean-Baptiste-Jacques Élie de Beaumont (1732- 1786), avocat, est surtout célèbre par ses interventions dans les affaires Calas et Sirven, qui lui valurent d'être appelé par Voltaire le philosophe de l’innocence opprimée.

Il était membre de la Loge d'Alençon Les Coeurs Zélés et, à Paris, de la Loge des Neuf Soeurs, dont il fut le Vénérable en 1784-5.

Anne-Louise Morin du Mesnil (1729-1783), qu'il épousa en 1760, était une femme de lettres.

Ce couple éclairé (représenté au tableau ci-dessus, reproduit ici avec l'aimable autorisation des propriétaires du château) étaient les seigneurs de Canon dans le Calvados, où ils avaient fait construire le château qu'on voit ci-dessous :

Canon

Quelques années après leur décès, à la Révolution, bien des demeures de ce type subirent des déprédations. Mais Canon fut épargné, ce qui témoigne du respect qu'ils avaient inspiré à la population.

Restauré après avoir été sérieusement endommagé en 1944, ce château est aujourd'hui visitable.

L'Encyclopédie relate comme suit la généreuse initiative prise en 1775 par les châtelains de Canon :

CANON, ( Géog.) Ce village de Normandie presque inconnu jusqu'à nos jours, est devenu célèbre par la fondation qu'ont fait le 10 février 1775 Mr. Elies de Beaumont & Mdme. son épouse, dans une fête qu'on appelle fête des bonnes gens, & qui a été célébrée par M. l'abbé le Monnier ; le seigneur & la dame de Canon distribuent sous le bon plaisir du roi, un prix de 300 livres alternativement à la bonne fille, au bon vieillard, à la bonne mère. On lit sur la médaille accordée à la bonne fille : hic pietatis honos ; sur celle de la bonne mère, mater num pertentant gaudia pectus ; sur celle du bon vieillard, dignum laude senem vetat mori. Cette fondation fait autant d'honneur à Mr. & à Madme de Beaumont, que les différens ouvrages dont l'un & l'autre ont enrichi le public.

Encyclopédie, édition 1778

On voit ci-dessous les médailles (il y en a quatre, et non trois comme le dit l'Encyclopédie) :

la médaille de la bonne fille : hic pietatis honos (c'est le prix de la vertu).

la médaille du bon vieillard : dignum laude senem vetat mori (elle maintient en vie le vieillard vertueux).

la médaille de la bonne mère : maternum pertentant gaudia pectus (ils remplissent de joie le coeur de leur mère).

la médaille du Bon Chef de Famille : Colliget avus (l'aïeul recueillera ?)

 

L'autre face de chaque médaille était destinée à être complétée à la gravure

biscuit de Sèvres : le couronnement du bon vieillard

Cet extrait de L'esprit des journaux donne quelques détails complémentaires :

Il y aura quatre prix, qui seront distribués deux à la fois alternativement d'année en année, & deux médailles par chacun an, qui y seront distribuées de même avec des bouquets & des couronnes.

L'un de ces prix, qui sera celui de la Bonne Fille, sera donné à la fille d'une des Paroisses désignées dans l'acte qui aura été présentée & nommée dans la maniere prescrite par un règlement ad hoc.

L'autre prix de la même année sera le prix du Bon Vieillard, âgé de 65 ans accomplis, nommé & présenté dans les mêmes formes que ci-dessus.

L'un des prix de l'année suivante sera celui de la Bonne Mère, & sera donné à une femme mère ou belle-mère de 3 enfants vivants, nommée & présentée, &c.

L'autre, pour ladite seconde année, sera le prix du Bon Chef de Famille, donné à un homme garçon ou marié, âgé au moins de 20 ans, & jusqu'à 35, &c.

Pour la dotation de ladite fête des Bonnes Gens, & pour les prix, qui seront de 300 liv. chacun, médailles, bouquets, &c. lesdits Sr. & Dame Elie de Beaumont donnent & assignent aux communautés des Paroisses de Canon & autres désignées, 650 liv. de rente perpétuelle, & non rachetable, sur le Clergé.

Les médailles seront d'argent, à-peu-près de la grandeur d'un écu de 6 l., & continueront d'être portées au côté gauche par ceux ou celles qui les auront obtenues. Celle de la Bonne Fille représentera la Vertu publique qui couronne l'Innocence, sous la figure d'une jeune fille, avec cette exergue la Bonne fille, & au revers, la mention de l'institution dans une couronne de roses, & tout autour du revers les noms de baptême & de famille de la fille couronnée, le nom de la Paroisse, & la date de l'année, avec cette autre exergue : Hic pietatis honos.

La médaille de la Bonne Mère représentera une femme qui allaite ses enfants, & deux autres enfants seront près d'elle, & un pélican qui s'ouvre le sein, avec cette exergue : la Bonne Mère, & le revers semblable à la précédente , à la différence près de l'exergue, qui sera Maternum pertentant gaudia pectus.

La médaille du Bon Vieillard représentera la Déesse de l'Agriculture, assise sur des gerbes, qui met sur la tête d'un vieillard une couronne d'épis de blé, de feuilles de chêne & de laurier, s'il a servi le Roi dans sa jeunesse, avec l'exergue, le Bon Vieillard, & le revers comme la première, avec cette exergue : Dignum laude senem vetat mori.

La médaille du Bon Chef de famille représentera un jeune homme soutenant d'une main une femme âgée, & appliquant de l'autre main un jeune garçon au manche d'une charrue, avec l'exergue du Bon Père de famille, & au revers, la même mention qu'à la première médaille, avec cette exergue, Colligit amor.

L'esprit des journaux

On trouve encore ici de nombreux autres détails intéressants à propos de cette manifestation.

Bien dans le goût rustique, bucolique, pastoral et champêtre qui allait régner chez Rousseau et au Petit Trianon, elle semble s'être inspirée de la Fête de la Rosière, qui était traditionnelle à Salency.

Elle témoigne d'un même esprit philanthropique, moralisateur et quelque peu paternaliste.

C’était le moment où les économistes et les belles dames, les philosophes et les marquis avaient entrepris une sorte de rappel à la nature qui ne resta pas sans écho. Les champs, les travaux rustiques et les plaisirs du village furent remis en grand honneur. Il fut de bon ton dans la noblesse de jouer au gentilhomme campagnard, de rechercher, de ranimer sur ses domaines les usages délaissés, les traditions tombées en désuétude ... L’influence de Rousseau entrait pour beaucoup dans tout cela. L’âge d’or n’était plus derrière nous ; il était devant. Le règne d’Astrée allait renaître sur la terre. En attendant, on la parait de fleurs.

Léon de LA SICOTIÈRE

Le retour d'Astrée allait d'ailleurs être un thème fréquent dans le chansonnier maçonnique du XVIIIe.

Hommage funèbre

A son décès en 1786, sa Loge des Neuf Soeurs rendit hommage à Elie de Beaumont : voici un extrait du chant funèbre où le poète Roucher rappelle son rôle d'avocat de l'innocence opprimée et de généreux seigneur de Canon :

... Les Calas, les Sirven, tous ceux dont l'innocence
a dû son triomphe à ta voix,
reproduits à mes yeux te suivaient en silence,
& la palme à la main te faisaient à la fois,
un cortège de gloire & de reconnaissance.

Des champs fortunés de Canon,
à grands flots arrivaient encore
ces humbles Laboureurs que la vertu décore,
& de qui la bonté te doit un doux renom :
mères, vieillards, enfants, leur foule t'environne ;
couronnés par tes mains ils t'offraient leur couronne,
en couvraient ton cercueil & bénissaient ton nom.

Almanach des Muses 1787

Et la musique dans tout cela ?

Comme en France tout finit par des chansons, on se doute bien que les chansonniers n'allaient pas se priver de mettre en musique le bon esprit de telles fêtes.

Un historien local, Léon de LA SICOTIÈRE déjà cité plus haut, nous rapporte en 1884 ce couplet de La Harpe sur l’air O ma tendre musette :

        Chantons tous cette fête ;
        C’est celle des bons cœurs.
        Au couple qui l’apprête
        Faites-en les honneurs.
        Aux lauriers qu’ils vous donnent
        Ils joignent leurs lauriers ;
        Et le bien qu’ils couronnent,
        Ils l’ont fait les premiers.

En 1782, Grétry (qui en 1773 avait déjà remis à l'honneur la Rosière de Salency) créait à Paris, sur un livret de Lourdet de Santerre, son opéra Colinette à la cour ou La double épreuve. La ronde finale (dont on peut voir ici la partition) exalte le thème de la Fête des bonnes gens :

 L'amitié vive & pure
Donne ici des plaisirs vrais :
C'est la simple nature,
Qui pour nous en fait les frais :
Gaîté franche, amour honnête,
Ramènent le bon vieux tems :
Chez nous c'est encor la fête,
La fête des bonnes gens.

Les nœuds du mariage
Sont chez nous tissus de fleurs ;
De chaque heureux ménage
Le plaisir fait les honneurs.
Du bonheur on est au faîte ,
Sitôt qu'on a des enfans,
En famille on fait la fête,
La fête des bonnes gens.

La Bergère sévère
Prend gaîment le verre en main ;
L'amour au fond du verre
Se glisse & passe en son sein ;
Pour l'amant quelle conquête !
Tous deux en sont plus charmans ;
L'Amour embellit la fête,
La fête des bonnes gens.

Par de grands airs tragiques,
A la Ville on attendrit ;
Par des concerts rustiques
Au Village on réjouit :
Sans vous fatiguer la tête,
Par des accords trop savans,
Venez tous rire à la fête,
La fête des bonnes gens.

L'air eut beaucoup de succès (on le trouve utilisé dans de nombreux chansonniers profanes) et sa partition (qui sera aussi utilisée par Béranger, par exemple pour la Bouteille volée), figure à la Clé du Caveau sous le n° 315.

Un air aussi allègre et plein de bons sentiments ne pouvait qu'inspirer également les maçons versificateurs.

Et ce fut bien le cas... comme nous le verrons dans le prochain épisode.

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